Les dommages et intérêts dans les affaires de position dominante : l’exemple de Google Shopping

Si une multitude d’actions en réparation sont régulièrement déposées devant les juridictions de divers pays de l’Union européenne en rapport avec l’article 101 TFUE (pensez, par exemple, à l’abondance des litiges contre les constructeurs de camions), il n’en va pas encore de même pour les affaires d’abus de position dominante. Bien que la Directive régissant les actions en dommages et intérêts soit également applicable aux affaires liées à l’article 102 TFUE, le nombre de litiges (clôturés) en matière de position dominante est assez limité, en particulier ceux dans lesquels une estimation des dommages a été effectuée dans le cadre d’une procédure judiciaire. Nous n’avons connaissance que de quelques affaires, notamment Cardiff Bus et Albion Water au Royaume-Uni ; Arzneimittelpreise et Wasserpreis der Stadt Mainz en Allemagne (bien qu’avec des estimations relativement simplistes). En particulier, les tribunaux français semblent plutôt ouverts à l’estimation (et à l’octroi) de dommages et intérêts dans les affaires de position dominante. Voyez, par exemple, l’affaire Orange/Digicel, un cas d’importance, ou des plus petits litiges comme Le Berry Républicain/Aviscom.[1]

Le fait qu’il y ait peu d’actions en réparation exercées à la suite d’un abus de position dominante devant les tribunaux nationaux en Europe n’est pas surprenant pour au moins deux raisons. Premièrement, les affaires de position dominante nécessitent une analyse (plus) économique de la part des autorités de la concurrence, y compris, au moins, une évaluation de savoir si l’entreprise faisant l’objet de l’enquête est dominante sur certains marchés antitrust.[2] Deuxièmement, la quantification des dommages dans les affaires de position dominante est moins évidente que dans les affaires d’entente. Cependant, comme nous le montrons dans ce post avec l’exemple de l’affaire Google Shopping de la Commission européenne (ci-après, « Commission »), un concept théorique clair peut être appliqué.

Verrouillage vertical, cadre théorique[3]

Le cadre théorique pour le calcul des dommages dans les affaires d’abus de position dominante concernant le verrouillage vertical peut être démontré comme suit. Premièrement, il faut préciser que l’on peut s’attendre à des incitations à l’éviction verticale de concurrents seulement si une entreprise est active à la fois sur les marchés en amont et en aval et si, sur l’un de ces marchés au moins, elle est dominante. Dans cette section, nous supposons que, comme dans l’affaire Google Shopping, l’entreprise est dominante en amont et qu’il y a verrouillage vertical.

Lorsque l’abus débute, les concurrents en aval touchés par l’abus commencent à perdre de l’activité, leurs marges diminuent ou même deviennent négatives (phase d’attrition, voir le côté gauche de la figure 1 ci-dessous). La réduction des bénéfices subie par les concurrents en aval peut conduire à une marginalisation ou à une sortie complète du marché. Ces deux conséquences peuvent entraîner des dommages financiers importants. Dans cette phase d’attrition, cependant, il n’est pas certain qu’il y ait des effets négatifs sur les consommateurs. Par exemple, si l’attrition se produit par l’intermédiaire de l’entreprise dominante qui applique des prix anticoncurrentiels (inférieurs aux coûts), les consommateurs en sortiront gagnants pendant un certain temps, car ils paieront des prix plus bas. Au contraire, si l’entreprise dominante réduit de manière anticoncurrentielle la demande des entreprises rivales en refusant l’accès à une grande partie des consommateurs (comme c’est probablement le cas pour Google Shopping), il est fort probable que les consommateurs soient également affectés négativement. Par exemple, les consommateurs ne bénéficient pas d’un plus grand nombre de choix disponibles, et ils ignorent peut-être l’existence d’offres qui sont meilleures.[4]

Figure 1 – Analyse de la marge pour les affaires de dommages et intérêts relevant de l’article 102 du TFUE, cadre simplifié

Source : version modifiée de la figure 2 dans Fumagalli et. al. (2010)

La phase d’attrition est suivie d’une phase de récupération (“recoupment phase”, partie centrale de la figure 1 ci-dessus), au cours de laquelle l’entreprise dominante récolte les bénéfices de l’éviction réussie des concurrents, en appliquant des prix monopolistiques maximisant les profits sur le marché en aval (manifestement nuisibles pour les consommateurs). Ce faisant, cependant, l’entreprise dominante encourage l’entrée sur le marché à un stade ultérieur : c’est ce qu’on appelle la phase de croissance du marché (“market growth”), illustrée à droite de la figure 1 ci-dessus. Des marges élevées peuvent attirer l’entrée dans la phase de croissance, mais il n’est pas certain que les concurrents précédemment évincés puissent revenir ou reprendre des parts de marché (au cas où ils n’auraient pas totalement quitté le marché). Même dans ce cas, il se peut qu’ils ne soient pas en mesure de fournir aussi efficacement après avoir perdu des bénéfices au cours des périodes précédentes, ce qui affecte, entre autres, leur capacité à innover ou à réaliser des économies d’échelle.

Bien qu’il ne soit pas habituel que les trois phases puissent être clairement distinguées dans le cas d’un abus de position dominante, la figure 1 ci-dessus représente l’idée qui sous-tend les dommages liés aux affaires relevant de l’article 102 du TFUE.

En ce qui concerne la quantification des dommages, la différence entre les affaires d’entente et de position dominante ressort également clairement de la figure 1 ci-dessus : alors que dans les affaires d’entente, l’évaluation contrefactuelle se concentre sur les prix hypothétiques, l’évaluation des dommages dans une affaire de position dominante est effectuée sur les bénéfices contrefactuels des concurrents lésés. Les prix sont toujours importants dans le contexte d’un calcul de la marge, dans lequel on peut évaluer si l’entreprise lésée pourrait maintenir une marge suffisamment élevée pour “survivre” en présence du comportement abusif.

Application à Google Shopping

En ce qui concerne l’affaire Google Shopping, les domaines en concurrence avec Google Shopping peuvent avoir droit à une réparation de leur préjudice ou à des dommages-intérêts sur la base de la perte des profits ou du manque à gagner imputable au comportement abusif de Google (c’est-à-dire que l’algorithme de Google a rétrogradé la visibilité de ces sites de comparaison de produits). Il y a deux éléments principaux à prendre en compte : (i) la perte des profits ou le manque à gagner était-il imputable au comportement anticoncurrentiel de Google ; et (ii) quel aurait été le niveau contrefactuel des bénéfices des sites web concurrents de comparaison des prix ?

Perte d’activité

Bien que ce soit le niveau des marges qui importe, il existe d’autres mesures qui peuvent être utilisées comme indicateurs des profits (ou des pertes) de l’exploitation de sites web de comparaison des prix. L’une de ces mesures est l’indice de visibilité Sistrix (qui a également été utilisé par la Commission dans la décision relative à Google Shopping[5]).

Sur la base des données de Sistrix, nous avons généré le graphique 2 ci-dessous montrant l’indice de visibilité de certains sites français de comparaison de prix à trafic élevé (les domaines sont sélectionnés en fonction du graphique 5 de la décision Google Shopping, à la différence que les lignes ci-dessous sont indiquées à ce jour). Nous utilisons les données françaises pour la démonstration, mais les indices de visibilité d’autres sites de comparaison d’autres pays présentent une image similaire.

Figure 2 – Indice de visibilité Sistrix pour une sélection de services de comparaison de prix, France

Source : Sistrix.com

Il y a deux raisons de montrer les indices de visibilité à ce jour : premièrement, la figure 2 montre de manière plus évidente que l’algorithme de rétrogradation de Google pourrait avoir eu un impact négatif durable sur presque tous les sites français de comparaison de prix inclus dans l’analyse de la Commission (attrition réussie depuis au moins octobre 2010 – le début de l’infraction en France, selon la décision de la Commission). Ensuite, elle montre que la majorité de ces domaines n’ont pratiquement pas eu de visibilité au cours des 3 à 5 dernières années. Pour comprendre l’importance de cette dernière constatation, il faut d’abord comprendre l’indice de visibilité Sistrix.

Selon la description du site web de Sistrix, l’indice mesure le succès de l’optimisation des moteurs de recherche (“Search Engine Optimization”) de plus de cent millions de domaines. Le succès de l’optimisation des moteurs de recherche dépend d’un certain nombre de facteurs que Google “explore” pour fournir aux utilisateurs les résultats de recherche les plus pertinents : le contenu du site web, les caractéristiques du domaine, la fréquence de mise à jour du site web, les caractéristiques des liens, les mesures sociales (par exemple, combien de partages Facebook), etc.[6] Plus l’optimisation des moteurs de recherche est performante, plus le domaine est visible sur les pages de résultats de recherche de Google.

L’indice de visibilité Sistrix est basé sur les résultats de recherche obtenus pour un million de mots clés, pondérés par le volume de recherche et la probabilité de clic sur la position organique (“position huit sur un terme de recherche à trafic très élevé tel que “nintendo switch” donne une valeur plus élevée que la position un sur un mot clé à trafic faible tel que “nintendo switch memory card recommendation”[7]). Les résultats sont cumulés pour chaque domaine et par pays, et l’indice de visibilité est publié quotidiennement.

L’indice de visibilité, dans des circonstances normales, est directement lié aux caractéristiques de qualité des sites web. Un indice de visibilité élevé implique des domaines de haute qualité, et vice versa. Si l’indice de visibilité est proche de zéro, c’est parce que le site web n’est pas suffisamment entretenu par son propriétaire.

Pour revenir à la figure 2 ci-dessus, nous pouvons observer que presque tous les sites web français de comparaison ont un indice de visibilité juste au-dessus de zéro au cours des 3 à 5 dernières années, alors qu’au début des années 2010, certains d’entre eux avaient un indice de visibilité aussi élevé que 300-600 (à titre de comparaison, Amazon France avait un indice de visibilité d’environ 700-800 au cours de la même période). Cela peut indiquer que, si la qualité des sites de comparaison de prix était relativement élevée au début (de sorte que la recherche Google leur a fourni un niveau de visibilité élevé), ils ont fourni des informations de très faible qualité à un stade ultérieur, de sorte que Google n’a pas jugé pertinent de les montrer aux consommateurs. Il s’avérerait donc que ces sites web ne fournissent plus un contenu suffisamment compétitif. C’est du moins ce que prétend Google. Mais est-ce vrai ?

Preuve d’un lien de causalité

La question qui se pose en ce qui concerne la perte de visibilité décrite ci-dessus est de savoir dans quelle mesure le comportement abusif de Google a contribué à cette perte. Selon la décision de la Commission, le comportement de Google est “abusif parce qu’il […] diminue le trafic des pages de résultats de recherche générale de Google vers des services d’achats comparatifs concurrents et augmente le trafic de […] vers le propre service d’achats comparatifs de Google”[8] mais elle ne va pas plus loin que de suggérer que le comportement est “susceptible d’avoir, ou d’avoir des effets anticoncurrentiels sur les marchés nationaux des services d’achats comparatifs et des services de recherche générale”.[9] Toutefois, les analyses effectuées par la Commission sur la base de l’indice de visibilité et des données de classement[10] suggèrent que l’abus a eu des effets négatifs sur la concurrence en verrouillant de manière anticoncurrentielle les sites de comparaison de prix tout en augmentant artificiellement la visibilité de Google Shopping.

Néanmoins, on pourrait dire que la perte de visibilité n’est peut-être pas entièrement imputable à l’algorithme anticoncurrentiel de Google, mais qu’elle est plutôt due à une série de raisons sans rapport les unes avec les autres, y compris, par exemple, la mauvaise gestion de certains de ces sites de comparaison des prix par une mauvaise stratégie d’optimisation des moteurs de recherche. Si de telles “erreurs” de la part des gestionnaires de sites de comparaison ne peuvent être totalement exclues, il est très peu probable que l’indice de visibilité ait chuté pour autant de sites de comparaison, sur les principaux marchés européens, à peu près au même moment, parce qu’ils ont souffert d’une mauvaise gestion de l’optimisation des moteurs de recherche. Il est plus probable que l’algorithme de Google (Panda) a rétrogradé la visibilité de ces sites web de manière générale, entraînant une “privation” générale de ces domaines en n’ayant pas accès à une visibilité suffisamment élevée dans les résultats de recherche généraux de Google. Que l’algorithme de “privation” soit toujours en place aujourd’hui ou que Google ait déjà mis fin à ce comportement abusif (et peut-être n’est-il tout simplement pas rentable de (re)développer ces sites web pour augmenter le succès d’optimisation des moteurs de recherche), le résultat est probablement lié à l’abus.

Cependant, établir un lien avec le comportement abusif n’est qu’une première étape. La deuxième étape consiste à évaluer l’ampleur des dommages.

Évaluation contrefactuelle

Il est désormais bien établi dans les affaires de dommages-intérêts en matière d’ententes qu’il est nécessaire d’estimer un marché contrefactuel, c’est-à-dire la manière dont le marché aurait évolué dans un “monde contrefactuel” sans l’existence d’une entente. Cela peut être fait, par exemple, en comparant le marché ayant fait l’objet de l’entente à d’autres marchés n’ayant pas fait l’objet de l’entente ou à certaines périodes du même marché qui n’ont pas été affectées par l’entente (ou une combinaison des deux).

Des scénarios contrefactuels similaires, sans tenir compte de l’effet de l’entente, sont également nécessaires pour évaluer les cas de dommages et intérêts en matière d’abus de position dominante. Il s’agit d’estimer les marges des demandeurs dans une situation de marché hypothétique dans laquelle il n’y a pas eu d’abus.

Au cours du calcul des dommages, il est important de faire la distinction entre la réduction des bénéfices liée à l’abus et les changements de bénéfices potentiels qui auraient également été présents sur le marché contrefactuel, par exemple, en raison d’une augmentation de la demande d’achats en ligne ou d’une augmentation de la pression concurrentielle générale sur le marché des services d’achats de comparaison au fil du temps.

En outre, les estimations des coûts contrefactuels doivent inclure une évaluation de l’efficacité relative des sites web de comparaison concurrents. Tout comme dans le cas où une autorité de la concurrence enquête sur un abus, ce sont les coûts de l’entreprise dominante qui importent dans les affaires de dommages et intérêts (et non les coûts du demandeur). Même ainsi, lors de l’estimation des dommages-intérêts, les coûts de Google liés à l’exploitation de Google Shopping doivent être évalués comme si Google Shopping était un service indépendant des autres services fournis par Google/Alphabet.

Il est évident qu’un concurrent demandeur ne doit pas être indemnisé pour son inefficacité. Toutefois, nous pensons qu’une part importante de l’inefficacité des concurrents par rapport à l’acteur dominant est le résultat direct de l’éviction de cet acteur dominant (comme cela est probablement le cas dans Google Shopping). Par conséquent, une évaluation contrefactuelle des bénéfices ne devrait pas seulement comprendre la perte de bénéfices réels, mais aussi la manière dont ces bénéfices auraient été utilisés si l’éviction n’avait pas eu lieu sur le marché. Cela peut être particulièrement pertinent pour les marchés à croissance rapide comme le secteur technologique, où l’incapacité à utiliser les bénéfices perdus en raison du comportement anticoncurrentiel de l’entreprise dominante est un préjudice crucial pour la concurrence.

Néanmoins, des effets anticoncurrentiels et des dommages peuvent survenir aussi bien pour des concurrents efficaces que pour des concurrents moins efficaces. L’ampleur des dommages devrait évidemment être moindre dans ces derniers cas (en supposant que l’inefficacité n’est pas causée par l’infraction elle-même).

Par Akos Reger


[1] On trouvera un résumé des méthodologies appliquées par les tribunaux français dans Carval, Suzanne; Laborde, Jean-François, La réparation des préjudices causés par les abus de position dominante, Concurrences n° 1-2018, Section 2.2.

[2]  Selon le registre des affaires, la Commission européenne a publié environ 2,5 fois plus de décisions sommaires dans les affaires relevant de l’article 101 du TFUE.

[3] Cette partie est basée sur Fumagalli, Chiara; Padilla, Jorge; Polo, Michele (2010), Damages for exclusionary abuses: a primer (texte complet disponible en ligne à https://ec.europa.eu/competition/antitrust/actionsdamages/fumagalli_padilla_polo.pdf). Voir des théories similaires dans Maier-Rigaud, Frank; Schwalbe, Ulrich, Quantification of Antitrust Damages, IESEG School of Management, Working Paper Series, 2013-ECO-09, juin 2013, p30-35. (Texte complet disponible en ligne à l’adresse suivante: https://www.ieseg.fr/wp-content/uploads/2013-ECO-09_Maier-Rigaud.pdf)

[4] En ce qui concerne ce dernier point, il semble que les prix des produits affichés sur l’unité d’achat de Google aient pu être plus élevés que les prix des mêmes produits sur le site web de sites concurrents de comparaison des prix. Voir la présentation de Grant Thorton disponible à l’adresse https://images.politico.eu/wp-content/uploads/2019/04/Google-Shopping-EU-benchmark-study1.pdf.

[5] Décision de la Commission du 27 juin 2017, Moteur de recherche Google (Shopping), Affaire AT.39740, para. 361.

[6] https://moz.com/learn/seo/what-is-seo#:~:text=SEO%20stands%20for%20Search%20Engine,through%20organic%20search%20engine%20results

[7] https://www.sistrix.com/support/sistrix-visibility-index-explanation-background-and-calculation/#Strengths_and_limits

[8] Supra note 5, para. 341.

[9] Supra note 5, para. 341.

[10] Supra note 5, Section 7.2.1.

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